sculpture et son point-de-vue (1990)

Déjà, très jeune, je me sentais coupable quand je perdais pied, je rêvassais ou même je m’endormais à l’école, à la messe, au concert 1, au théâtre, au cinéma 2, etc.

Je tâchais de cacher cette impossibilité à fixer longtemps mon attention, derrière des expressions que j’espérais attentives, mais qui passaient en fait, souvent, pour hébétées. D’ailleurs une certaine sympathie que je garde pour le cinéma doit être en partie due à l’obscurité des salles qui me rendait inutile ces mimiques dégradantes.

A 14 ans, conscient des contraintes créées par mon infirmité et du grand nombre de mes frères qui en souffraient, je choisis d’être un peintre moderne.

En effet, la peinture contemporaine, la vraie, sans représentation, sans message, est le seul art qui sait allier la modernité avec un minimum de courtoisie vis à vis des handicapés de l’attention.

Pourquoi les musiciens ou les écrivains sont-ils en majorité si discourtois ?

Pourquoi nous obligent-ils, pour prouver leur génie, à leur donner des heures d’audition ou de lecture ?

De nombreuses années de ma jeunesse ont été gâchées par ces génies discourtois !

Je me souviens par exemple de la terrible année 1943 où j’ai passé trois trimestres avec Racine et deux dimanche après-midi avec Claudel et Wagner.

Avec le temps nécessaire à l’audition d’une ouverture d’opéra ou à la lecture d’une préface d’un roman, il est possible (au moins pour moi) de visiter confortablement la rétrospective complète d’un grand peintre de notre siècle.

J’ai moi-même un certain malaise quand un visiteur s’arrête trop longtemps devant une de mes œuvres. Et je comprends bien J. R. Soto qui m’a raconté comment il avait été intéressé et même influencé par Malevitch. Et cela sans avoir eu besoin de voir une rétrospective, un tableau ou même une reproduction. Non, seulement en écoutant une simple phrase décrivant le carré noir.

Oui, la peinture que je fais nécessite un minimum de temps d’attention. Idéalement chacun de mes tableaux serait une réponse différente à la question : « comment en faire (ou plus exactement décider) le moins possible ». Désirant également qu’on en perçoive le moins possible, je me suis refusé certaines simplicités trop bien riches d’ambiguïté comme l’exquise imprécision du « mal foutu » ou les professeurs du vide monochromatique.

Mais alors la sculpture ?

Je sais : je n’ai pas refusé en 1988 le Grand Prix de Sculpture et j’expose cette année au musée Rodin.

Malgré cela, je ne peux honnêtement défendre le principe de la sculpture traditionnelle qui, non contente d’encombrer l’espace, occupe le temps par la complexité de sa nature même.

Comment accepter d’abord cette chasse aux points de vue à laquelle doit se plier le spectateur. Cette ronde autour du socle où les corps et les regards des visiteurs s’entrechoquent, chacun essayant de retrouver le meilleur point de vue (celui que l’on a vu sur la photo officielle) 3.

Et puis, comme si la complexité des volumes et des éclairages ne suffisait pas, s’ajoute celle des fonds où défilent pêle-mêle d’autres sculptures, des rideaux, des meubles, des passants, des nuages et des autobus.

J’avais, en 1962, cru trouver un remède : un système qui remplaçait la valse-hésitation du spectateur par celle de ma sculpture (une sphère-trame) que la main de l’amateur pouvait sans effort faire tourner ou arrêter 4.

Mais je préfère une solution plus radicale qui peut s’énoncer : « une sculpture, un point de vue ». La sculpture est alors une figure géométrique plane (droite, courbe, trame, etc.) que l’on ne distingue parfaite et donc plane que d’un seul point de vue.

L’unique raison d’être de tous les autres points de vue est de montrer leurs imperfections : la complexité confuse de la fragmentation et du relief opposée à la perfection de la continuité et du plan.

Ces « sculptures à un point de vue » refusent évidemment les trois dimensions. Elles en tolèrent quelquefois deux comme : Adhésif 0° -90° de 1971 et Parallèles 0° de 1973, ou seulement une comme Adhésif 45° de 1981 et Masque King Tape de 1985. En poussant plus loin un raisonnement spécieux fondé sur les principes d’une géométrie « parallèle » ou si l’on veut, « douce », on arrive au concept d’une sculpture sans point de vue et donc sans dimension : par exemple l’Arc de cercle brisé de 1954, où l’on ne peut visuellement reconstituer la courbe d’origine et qu’il est donc inutile de regarder.

Enfin on arrive à une catégorie à part dont fait partie mon Hommage aux tilleuls et à Rodin : « les sculptures à point de vue universel ».

Cette œuvre présente sur sa « sellette » traditionnelle une sculpture à deux dimensions : un plan horizontal infini accompagné à titre d’exemple de quatre jalons. Ces quatre jalons sont représentés par quatre carrés semblables au plateau de la sellette. Ils enserrent les troncs des quatre arbres les plus éloignés. Un autre sculpteur, Christophe Morellet, avait eu avant moi l’idée d’indiquer un plan en entourant des cyprès d’anneaux en béton. Cette paternité inversée méritait d’être signalée. Ici, on le comprend, l’important ne se trouve ni dans la sellette ni dans les jalons, mais dans le plan horizontal qui dépasse les limites du musée Rodin et que l’on peut imaginer planant à 35 mètres au-dessus des mers, incisant les collines, traversant les montagnes.

Les points de vue favorisés n`existent donc plus. Chacun chez soi est un spectateur privilégié si tant est qu’il possède un peu d’imagination et un altimètre.

J’espère que ce texte aura permis au lecteur d’abandonner bien des points de vue sinon tout au moins de prendre en compte ma parfaite mauvaise foi.

Enfin je ne peux terminer sans dire un grand merci aux tilleuls et à Rodin qui ont (involontairement) supporté mon œuvre.

1. J’ai appris beaucoup plus tard qu’au cours d’un concert, le temps d`attention d’un auditeur moyen ne dépassait pas les 40%. 2. La grande découverte du zapping qui donne son vrai sens à la télévision ne devait apparaître qu’un demi-siècle plus tard. 3. On aura grand intérêt de lire à ce sujet le texte de Daniel Soutif Géométree dimension ou comment la sculpture peut n’être pas ennuyeuse » écrit pour les sixièmes ateliers internationaux des Pays de la Loire, 1989, ainsi que bien évidemment celui écrit pour ce catalogue même 4. Bien que peu de visiteurs du musée Rodin sait qu’ils peuvent, eux aussi, faire tourner certaines sculptures légères présentées sur « sellette ». Il ne m’a pas été possible de savoir depuis quand datait cette étrange et sympathique autorisation. Devrait-on en rendre responsable Rodin lui-même et par là même bouleverser les idées reçues sur les fondateurs de la sculpture cinétique ?

Publié dans Hommage aux Tilleuls et à Rodin : Installation de François Morellet (cat. d’exp.), Paris, Musée Rodin, 1990, n.p.