Mes systèmes à travestir, mes relâches, mes Free-vol (1993)

Mes systèmes à travestir

Incapable de m’intéresser au beau, au vrai, au cri ou à la raison, je me suis résigné depuis de nombreuses années à simuler, parodier ou travestir.

C’est bien de mon époque, bien de mon âge, ou même bien de mon milieu social, me dit-on. J’en conclus donc que c’est bien et que je ne vais pas m’arrêter là.

Un de mes « systèmes à travestir » préféré consiste à répartir des éléments simples sur une surface d’après le principe du jeu de bataille navale, les coordonnées étant fournies par les chiffres aléatoires d’un annuaire de téléphone. Les deux décisions subjectives restant donc en gros : quel élément choisir et combien de fois le répéter. Avec ce système, j’ai déjà travesti mes petits carrés en tableaux impressionnistes et mes grosses lignes en peintures abstraites expressionnistes. Je m’attaque maintenant à mes chers angles droits qui vont parodier de grands reliefs baroques (et abstraits bien évidemment). Il est donc superflu de préciser que toute ressemblance passée et future avec Monet, Seurat, Soulages, Kline, Tatlin, Stella, etc., n’est absolument pas fortuite.

La différence entre ces génies et moi-même est cependant fondamentale. Car eux ont construit leurs chefs-d’œuvre à la suite d’innombrables décisions subjectives. Chaque geste de ces artistes-artisans semble bien plus répondre à une nécessité intérieure immédiate qu’à un système préétabli inexorable (un tout petit peu moins chez Seurat). Et ce phénomène se reproduit bien évidemment à chaque nouvelle œuvre.

Quant à moi, mes quelques décisions subjectives consistant seulement définir ma règle du jeu et à choisir un élément simple, je laisse la réalisation de l’œuvre (ou plutôt de l’infinité d’œuvres possibles) se dérouler sans moi 1.

Mes RELÂCHES

RELÂCHES, le titre de mes dernières œuvres qui rend hommage à Picabia, peut aussi suggérer un adoucissement de ma rigueur minimaliste mais, comme on va le voir, ne doit pas mettre en doute ma rigueur systématique.

Dans cette nouvelle série, si les éléments sont moins simples qu’auparavant puisqu’apparaissent, entre autres, des couleurs et du mixed media, le système de positionnement des éléments et le choix de leurs couleurs restent toujours aussi simples et inexorables.

Les chiffres aléatoires, ou plus imprécisément quelconques, proviennent de l’annuaire de téléphone du Maine-et-Loire, page 313 (celle où figure mon numéro), après, bien sûr, l’exclusion des « indicatifs locaux » par trop répétitifs.

J’ai, cette fois-ci, demandé à maître Nicolas, huissier à Cannes, de « constater » qu’il n’y a pas eu « de triche » et que les chiffres qui ont permis le positionnement des éléments de mes « Relâches », le choix de leurs couleurs aussi bien que la succession de ces œuvres dans ce catalogue ou sur les murs de la galerie Durand-Dessert, proviennent bien de cette fameuse page 313 de l’annuaire de téléphone du Maine-et-Loire.

LE TABLEAU : 180 x 180 cm, est réalisé en peinture acrylique sur toile, sur bois. Un seul chiffre (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 ou 9) définit son inclinaison (0°, 9°, 18°, 27°, 36°, 45°, 54°, 63°, 72° ou 81°).

LEs HuiT ANGLEs DRoiTs : 180 x 180 cm, sont réalisés : deux en peinture à l’huile (seulement visibles quand ils traversent le tableau) – deux en alu avec laque glycérophtalique -deux en tube de néon - deux en ruban avec peinture acrylique. Leurs positions, sur une grille de cent chiffres (de 00 à 99) préalablement dessinée au crayon sur le mur, sont données par quatre chiffres de la façon suivante : les deux premiers chiffres marquent l’emplacement de la pointe de l’angle, les deux autres indiquent la direction que doit prendre l’une de leurs deux branches. Pour la seconde branche, on choisit, dans les deux positions possibles, celle qui rapproche le plus l’angle du centre du tableau.

Nota : – L’ordre de superposition des angles reste toujours le même : huile, alu, néon, ruban.

Le système de positionnement favorise, et je ne m’en plains pas, la situation « horizontale verticale » des angles qui apparaît dans 20% des cas. Il n’en reste pas moins que, d’après un de mes fils, chaque angle peut se positionner de 2796 façons différentes.

Les couleurs : un seul chiffre (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 ou 9) définit la couleur de l’élément (violet, bleu foncé, bleu clair, vert, jaune-citron, jaune-orange, orange, rouge clair, rouge foncé ou blanc).

Nota : Si l’on considère la subjectivité inévitable de ce choix de couleurs et la versatilité aussi inévitable de chacune d’elles d’un matériau à l’autre, on pourra comprendre pourquoi, pendant tant d’années, je n’ai fait confiance, dans mes œuvres systématiques, qu’au noir et blanc.

Mes FREE-VOL

Les Free-vol obéissent au même type de système que les Relâches, sauf que la grille de positionnement n’apparaît pas sur le mur, qu’il n’y a qu’un angle droit et que le tableau est toujours blanc.

1 Repris dans Alliage (Nice), n°28, automne 1996, p. 36 ; Art Présence (Pléneuf -Val-André), n°2, janvier-février 1993, p. 33.

Publié dans François Morellet, « Relâches » et « Free-vol » (cat. d’exp.), Paris, Galerie Liliane et Michel Durand-Dessert, 16 janvier-6 mars 1993, n. p.

My Systèmes à travestir, My Relâches, My Free-vols (1993)

My Systèmes à travestir

Unable to sustain an interest in beauty, truth, clamor, or reason, I have resigned myself for several years to simulation, parody, or misrepresentation.

This is normal, I am told, given my era, given my age, even given my social background. From which I conclude that this is normal and that I shall not stop there.

One of my favorite “systems of misrepresentation” consists in distributing simple elements on a surface according to the principles of the board game Battleship, the coordinates being provided by the random digits taken from a telephone directory. The two remaining subjective decisions are, essentially, which element to choose and how many times to repeat it. Thanks to this system, I have already “misrepresented” my little squares into Impressionist paintings, and my thick lines into Abstract Expressionist paintings. Now I have turned my attention to my dear right angles, which will parody the great Baroque (and abstract, evidently) reliefs. It is thus unnecessary to specify that any resemblance, past or future, with Monet, Seurat, Soulages, Kline, Tatlin, Stella, etc., is absolutely not coincidental. The difference between these geniuses and myself is, nonetheless, fundamental. Because they constructed their masterpieces as the result of innumerable subjective decisions. Each gesture made by those artist-artisans seems to respond much more to an immediate interior necessity than to an inexorable pre-established system (albeit a little less so for Seurat). And this phenomenon repeats, evidently, with each new work.

As for me, as my few subjective decisions consist merely in defining my set of rules and in choosing a simple element, I leave the execution of the work (or rather of the infinite number of possible works) to take place without me.

My Relâches

Relâches, the title of my latest works, an homage to Picabia, may also suggest a softening of my Minimalist rigor—but, as will become clear, should not cast any doubt on my systematic rigor.

In this new series, if the elements are less simple than they were in the past, owing to the appearance, among others, of colors and of mixed media, the system by which the elements are positioned and the choice of their colors remain as simple and inexorable as ever.

The random numbers, or more imprecisely whichever numbers I used, come from page 313 of the Maine-et-Loire telephone directory (the page with my phone number on it), after, of course, the exclusion of the overly repetitive local “area code.”

This time, I asked master Nicolas, a notary based in Cannes, to “verify” that there had been no “cheating,” and that the digits that enabled the positioning of the elements in my Relâches, the choice of their colors, and the succession of these works in this catalogue or on the walls of the Galerie Durand-Dessert do indeed come from the very same page 313 of the Maine-et-Loire telephone directory.

THE PAINTING, 180 x 180 cm, is made with acrylic paint on canvas, on wood. A single digit (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, or 9) defines its inclination (0°, 9°, 18°, 27°, 36°, 45°, 54°, 63°, 72°, or 81°).

THE EIGHT RIGHT ANGLES, 180 x 180 cm, are made as follows: two with oil paint (visible only when they cross the painting); two with aluminum and glycerophtalic gloss paint; two with “neon” tubes; two with tape with acrylic paint. Their position, on a grid with one hundred numbers (00 to 99) drawn in advance in pencil on the wall, are given by four digits in the following manner: the first two digits indicate the placement of the point of the angle; the two others indicate the direction that one of their two branches must take. For the second branch, from the two possible positions, the one that brings the angle closest to the center of the painting is chosen.

Note:

— The order of superimposition of the angles is always the same: oil, aluminum, neon, tape.

— The positioning system favors—not that I’m complaining— the “horizontal-vertical” situation of the angles that appears in 20 percent of cases. Nonetheless, according to one of my sons, each angle can be positioned in 2,796 different ways.

The colors: a single digit (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, or 9) defines the color of the element (purple, dark blue, light blue, green, lemon-yellow, orange-yellow, orange, light red, dark red, or white).

Note: When one considers the inevitable subjectivity of this choice of colors, and the equally inevitable versatility of each of them as they go from one material to another, one will understand why for so many years I trusted nothing, in my systematic works, but black and white.

My Free-vols

The Free-vols obey the same type of system as the Relâches, except that the positioning grid does not appear on the wall, there is only one right angle, and the canvas is always white.

Translated by Daniel Levin Becker. © Dia Art Foundation. English translation originally published in Béatrice Gross with Stephen Hoban, eds., François Morellet (New York: Dia Art Foundation, 2019), p. 216. Originally published as “Mes Systèmes à travestir, mes Relâches, mes Free-vol,” in François Morellet, “Relâches” et “Free-vol” (Paris: Galerie Liliane et Michel Durand-Dessert, 1993), n.p.

Réponse à un mathématicien allemand (1991)

Oui, les titres ont eu une certaine importance pour moi. Ils l’ont eu de manières assez différentes.

En gros, pendant les années cinquante – soixante – soixante-dix, les titres étaient là pour donner le principe, la règle du jeu de l’œuvre. Ils devaient, dans l’idéal, permettre au lecteur de refaire l’œuvre s’il le désirait. Ils recelaient donc les principales décisions subjectives que j’avais prises (qui étaient complétées par la mention des dimensions et de la technique). Ils ne faisaient pas appel à des notions bien évoluées de mathématiques. Par exemple, Superposition d’une trame 0° et d’une trame 20°. Bon, dans mon langage, trame signifiait un réseau de lignes parallèles et 0° ou 20° était la mesure de l’inclinaison de ces lignes par rapport à l’horizontale.

Depuis une dizaine d’années, mes titres, s’ils sont encore descriptifs, cherchent plutôt à être dérisoires et humoristiques. Par exemple, Géométree signifie le mariage d’un système géométrique avec les lignes d’une branche d’arbre.

Je pense que, pour éviter tout malentendu, je dois préciser d’une façon plus générale ma position vis-à-vis des mathématiques et de l’emploi des systèmes aléatoires.

Ma position, depuis quarante ans, a été de m’opposer à la démarche habituelle des peintres et sculpteurs dont chaque œuvre est composée de milliers de décisions subjectives et d’imprécisions manuelles.

J’ai donc voulu que mes œuvres soient conçues précisément et réalisées d’une manière neutre (cette attitude avait déjà été énoncée par Van Doesburg bien avant-guerre). Tout cela pour réduire en fait mes décisions subjectives.

Si j’ai préféré pendant longtemps le carré au rectangle, c’est parce qu’il n’a besoin que d’une décision subjective pour être défini. C’est pour la même raison que j’ai préféré la droite à la ligne brisée, etc.

Dans les années soixante, j’ai été fatigué d’un certain constructivisme classique et équilibré. J’ai donc cherché un système dont les résultats (imprévisibles) pourraient être chaotiques ou tout au moins près d’un baroque minimaliste qui me tentait. J’ai donc imaginé de faire prendre des décisions subjectives que je ne pouvais prévoir par une règle du jeu (simple qui utiliserait une suite existante de chiffres quelconque : (numéros de l’annuaire du téléphone ou chiffre, par exemple).

Les œuvres ainsi obtenues étaient en fait des parodies de peintures baroques ou expressionnistes. Chaque résultat était bien moins important, comme toujours, que le système lui-même. Et le système, là, était encore magnifié puisqu’il prenait ironiquement la place du génie empirique et instinctif du peintre abstrait traditionnel.

Voilà quelques précisions qui vous décevront peut- être, mais je ne suis en fait qu’un amateur de mathématiques frivoles et de logique absurde.

Publié dans Zufall als Prinzip (cat. d’exp.), Ludwigshafen, Wilhelm-Hack-Museum, 18 janvier-15 mars 1992, p. 278.

Response to a German Mathematician (1991)

Yes, titles have held a certain importance for me, and they have done so in fairly different ways.

To put it broadly, in the fifties, sixties, and seventies, the titles were there to give the principle, the rules of the game, of the work. They were meant, ideally, to allow the reader to

re-create the piece if he so desired. Therefore they contained the principal subjective decisions that I had made (and were rounded out by a note of the dimensions and technique). They did not call on especially evolved mathematical notions. For instance, Superposition d’une trame 0° et d’une trame 20°: in my language, trame meant a network of parallel lines, and 0˚ and 20˚ were the measures of inclination of those lines in relation to the horizontal axis.

For a dozen years or so now, my titles, while they remain descriptive, are meant rather to be derisory and humorous. For instance, Géométree signifies the marriage of a geometric system with the lines of a tree branch.

I think that, in order to avoid any misunderstanding, I should clarify more generally my position with respect to mathematics and the use of “random systems.”

My position, for forty years, has been to oppose myself to the conventional practice of painters and sculptors whose every work is composed by thousands of subjective decisions and manual imprecisions.

I therefore wanted my works to be precisely conceived and realized in a neutral manner (this attitude having been expressed already by Van Doesburg, well before the war). All of this was to reduce the number of my subjective decisions.

If I have long preferred the square to the rectangle, it is because it requires only one subjective decision in order to be defined. It is for the same reason that I have preferred the straight line to the broken line, etc.

In the sixties, I was exhausted by a certain classical and balanced constructivism. So I looked for a system whose (unpredictable) results could be chaotic, or at the very least close to a Minimalist Baroque aesthetic that I found attractive. So I imagined the possibility of having those subjective decisions I could not anticipate be made by a (simple) set of rules that would use some existing set of digits (numbers from a telephone directory or the digits of π, for instance).

The works obtained in this manner were, frankly, parodies of Baroque or Expressionist paintings. As always, each result was considerably less important than the system itself. And the system, for its part, was magnified even further because it ironically took the place of the traditional abstract painter’s empirical and instinctive genius.

So those are some clarifications that may perhaps disappoint you, but after all I am only a devotee of frivolous mathematics and absurd logic.

Translated by Daniel Levin Becker. © Dia Art Foundation. English translation originally published in Béatrice Gross with Stephen Hoban, eds., François Morellet (New York: Dia Art Foundation, 2019), p. 216. Originally published as “Réponse à un mathématicien allemand,” in Zufall als Prinzip (Ludwigshafen, Germany: Wilhelm-Hack-Museum, 1992), p. 278.

Esthétique électrique et pratique éclectique (1991)

Avant de commencer ce petit historique sur les relations qu’il y a pu avoir entre mon art et l’électricité, je propose d’abord un coup d’œil très superficiel sur mes motivations les plus profondes.

J’ai cru en Dieu jusqu’à l’âge de vingt ans, puis au progrès jusqu’à quarante ans, puis. . . à plus rien du tout.

Mes premières « œuvres électriques », qui ont été réalisées vers l’âge de trente-sept ans, sont donc à peu près garanties sans transcendance ; elles ne glorifient ni Dieu ni la fée électricité et n’ont qu’effleuré ces sciences d’avenir telles que la cinétique, la cybernétique, l’informatique ou même, tout bonnement, les mathématiques. Ces « œuvres électriques » sont à classer, comme toutes mes œuvres depuis une trentaine d’années, dans le genre « ironiquement formel » ou même « formellement ironique ». Elles ont cependant, à l’intérieur de cette grande famille, utilisé l’électricité de façons bien différentes.

Tout d’abord, en gros, de1963 à 1975, je me suis surtout intéressé à jouer avec le temps, c’est-à-dire à créer « du mouvement », soit grâce à des moteurs, des clignoteurs ou des programmateurs (qui utilisaient d’ailleurs aussi des moteurs électriques).

En ce qui concerne les œuvres sans lumière, je citerai les deux seuls exemples que j’ai réalisés.

D’abord, les « grilles se déformant », aux mouvements très lents qui amènent une infinité de situations différentes dans les superpositions de réseaux de lignes parallèles.

Et puis, à l’opposé : les « interférences avec mouvement ondulatoire », où des moteurs très rapides font tourner à grande vitesse des fils lestés d’un plomb et créent ainsi des colonnes sinusoïdales qui paraissent immobiles, mais se déchaînent confusément dès qu’on touche le fil, pour sembler se figer à nouveau après quelques secondes.

Quant aux pièces lumineuses, je leur ai le plus souvent appliqué un de mes systèmes favoris que j’ai appelé, plus ou moins correctement, « l’interférence ». Et cela, grâce au début à de primitifs clignoteurs mécaniques.

Des groupes de lampes où, le plus souvent, des éléments de néon étaient éclairés puis éteints à des rythmes réguliers mais avec des vitesses légèrement différentes. Si bien que les éclairages des deux, trois ou quatre (jamais plus) groupes étaient vus, soit décalés, soit à l’unisson. Avec deux rythmes, l’effet était très brutal et simple, avec quatre rythmes, la complexité était à la limite de la compréhension.

A la même époque, je me suis également amusé à faire apparaître, grâce à des combinateurs mécaniques, eux aussi grossièrement bricolés, une succession de formes et de lettres en néons, fixées sur trois panneaux. Le hasard semblait commander ce défilé rapide et confus d’images. Mais mes moyens techniques ne me permettant pas alors d’utiliser un vrai système aléatoire, ce n’était donc qu’une parodie de hasard qui faisait se succéder irrégulièrement les formes géométriques et les quatre mots CUL – CON – NON – NUL.

Au milieu des années soixante-dix, j’ai abandonné mes néons rythmés ou programmés pour revenir à mes tableaux, mais en m’intéressant cette fois-ci beaucoup plus à ce qui se passait autour d’eux qu’à ce qui se passait dedans. C’était le début de mon époque baroco-minimaliste.

Par la suite, dans les années quatre-vingt et jusqu’à aujourd’hui, j’ai repris goût aux néons, mais en les faisant jouer avec l’espace plutôt qu’avec le temps.

Souvent accouplés à des tableaux blancs, carrés, épais, déséquilibrés, ils suggèrent par une ligne ou un angle lumineux, immatériel, la direction ou le plan idéal que le tableau a perdu.

Mais il leur arrive aussi de parasiter tout seuls les murs et particulièrement les angles des murs, créant des espaces baroques, repliés et absurdes.

J’allais oublier de mentionner que mes néons, depuis qu’ils se sont débarrassés des encombrants clignoteurs et programmateurs, n’ont plus honte des fils électriques et des transformateurs qui font partie maintenant, à part entière, de l’œuvre.

Cette histoire électrique me semble bien longue et j’ai peur que le lecteur qui a eu le courage de me lire jusqu’ici soit aussi fatigué que moi. Je coupe donc le courant, réservant pour une autre fois l’histoire des périlleux combats de mes néons contre diverses architectures.

Publié dans Bulletin d’histoire de l’électricité (Paris), n°17, juin 1991, pp. 21-26

Electric Aesthetic and Eclectic Practice (1991)

Before I begin this little history of the relations my art may have had with electricity, I would like to cast a very superficial eye on my deepest motivations. 

I believed in God until age twenty, then in progress until forty, and then . . . in nothing at all. My first “electric works,” which I produced toward the age of thirty-seven, are thus more or less guaranteed to lack transcendence: they glorify neither God nor the fairy of electricity, and only scratch the surface of those future sciences such as kinetics, cybernetics, information technology, or even, quite simply, mathematics. These “electric works” can be classified, along with all my work for the last thirty

years or so, as “ironically formal,” or even as “formally ironic.” They nonetheless, within this large family, used electricity in rather different ways.

First of all, broadly speaking, from 1963 to 1975, I was interested above all in playing with time, which is to say in creating “movement,” whether with motors, with blinkers, or with programmers (which also, for that matter, used electric motors).

As far as my works without light are concerned, I will cite the only two examples I created.

First, the “grids distorting themselves” in very slow movements, which produce an infinite number of different situations using the superimpositions of networks of parallel lines.

And then, on the contrary: the “interferences with undulant movement,” in which very fast motors rotate threads ballasted with lead at great speed, thus creating sinusoidal columns that appear immobile but that burst into confused movement as soon as one touches the thread, only to appear to fix themselves in place again after a few seconds.

As for the illuminated pieces, I most often subjected them to one of my favorite systems, which I called, more or less accurately, “interference.” And this, at first, thanks to primitive mechanical blinkers.

Groups of lamps in which, most often, elements of neon were lit and then extinguished at regular rhythms, but at slightly different speeds. Such that the illuminations of two, three, or four (never more) groups were visible, either offbeat or in unison. With two rhythms, the effect was quite brutal and simple; with four rhythms, the complexity approached the limits of comprehension.

During the same period, I also enjoyed conjuring, thanks to mechanical combiners, also crudely cobbled together, a succession of neon forms and letters fixed on three panels.

This rapid and confused stream of images seemed to be regulated by chance. But my technical skills at the time did not allow me to use a real random system, so it was only

a parody of chance that governed the irregular succession of geometric forms and the four words CUL, CON, NON, and NUL. 1

In the middle of the seventies, I abandoned my rhythmic or programmed neons to return to my paintings, though this time I took a much greater interest in what was happening around them than in what was happening within them. This was the beginning of my Baroque-Minimalist period.

After that, in the eighties and on to today, I returned to my affinity for neons, but chose to make them play with space rather than with time.

Often coupled with white canvases—square, thick, unbalanced—they suggest, with an illuminated, immaterial line or angle, the ideal direction or plane that the painting has lost.

But it sometimes happens that they parasite the walls by themselves, particularly the angles of the walls, creating baroque, folded-over, absurd spaces.

I almost forgot to mention that my neons, since they shed the cumbersome blinkers and programmers, are no longer ashamed of the electrical wires and transformers that are now fully part of the work.

This electric history seems quite long to me; I fear that the reader who has had the patience to read this far will now be as tired as I am. So I am cutting off the electricity, as it were, leaving for another time the story of the perilous battles between my neons and various architectures.

Translated by Daniel Levin Becker. © Dia Art Foundation. English translation originally published in Béatrice Gross with Stephen Hoban, eds., François Morellet (New York: Dia Art Foundation, 2019), p. 215. Originally published as “Esthétique électrique et pratique éclectique,” in Bulletin d’histoire de l’électricité, no. 17 (June 1991), pp. 21–26

sculpture et son point-de-vue (1990)

Déjà, très jeune, je me sentais coupable quand je perdais pied, je rêvassais ou même je m’endormais à l’école, à la messe, au concert 1, au théâtre, au cinéma 2, etc.

Je tâchais de cacher cette impossibilité à fixer longtemps mon attention, derrière des expressions que j’espérais attentives, mais qui passaient en fait, souvent, pour hébétées. D’ailleurs une certaine sympathie que je garde pour le cinéma doit être en partie due à l’obscurité des salles qui me rendait inutile ces mimiques dégradantes.

A 14 ans, conscient des contraintes créées par mon infirmité et du grand nombre de mes frères qui en souffraient, je choisis d’être un peintre moderne.

En effet, la peinture contemporaine, la vraie, sans représentation, sans message, est le seul art qui sait allier la modernité avec un minimum de courtoisie vis à vis des handicapés de l’attention.

Pourquoi les musiciens ou les écrivains sont-ils en majorité si discourtois ?

Pourquoi nous obligent-ils, pour prouver leur génie, à leur donner des heures d’audition ou de lecture ?

De nombreuses années de ma jeunesse ont été gâchées par ces génies discourtois !

Je me souviens par exemple de la terrible année 1943 où j’ai passé trois trimestres avec Racine et deux dimanche après-midi avec Claudel et Wagner.

Avec le temps nécessaire à l’audition d’une ouverture d’opéra ou à la lecture d’une préface d’un roman, il est possible (au moins pour moi) de visiter confortablement la rétrospective complète d’un grand peintre de notre siècle.

J’ai moi-même un certain malaise quand un visiteur s’arrête trop longtemps devant une de mes œuvres. Et je comprends bien J. R. Soto qui m’a raconté comment il avait été intéressé et même influencé par Malevitch. Et cela sans avoir eu besoin de voir une rétrospective, un tableau ou même une reproduction. Non, seulement en écoutant une simple phrase décrivant le carré noir.

Oui, la peinture que je fais nécessite un minimum de temps d’attention. Idéalement chacun de mes tableaux serait une réponse différente à la question : « comment en faire (ou plus exactement décider) le moins possible ». Désirant également qu’on en perçoive le moins possible, je me suis refusé certaines simplicités trop bien riches d’ambiguïté comme l’exquise imprécision du « mal foutu » ou les professeurs du vide monochromatique.

Mais alors la sculpture ?

Je sais : je n’ai pas refusé en 1988 le Grand Prix de Sculpture et j’expose cette année au musée Rodin.

Malgré cela, je ne peux honnêtement défendre le principe de la sculpture traditionnelle qui, non contente d’encombrer l’espace, occupe le temps par la complexité de sa nature même.

Comment accepter d’abord cette chasse aux points de vue à laquelle doit se plier le spectateur. Cette ronde autour du socle où les corps et les regards des visiteurs s’entrechoquent, chacun essayant de retrouver le meilleur point de vue (celui que l’on a vu sur la photo officielle) 3.

Et puis, comme si la complexité des volumes et des éclairages ne suffisait pas, s’ajoute celle des fonds où défilent pêle-mêle d’autres sculptures, des rideaux, des meubles, des passants, des nuages et des autobus.

J’avais, en 1962, cru trouver un remède : un système qui remplaçait la valse-hésitation du spectateur par celle de ma sculpture (une sphère-trame) que la main de l’amateur pouvait sans effort faire tourner ou arrêter 4.

Mais je préfère une solution plus radicale qui peut s’énoncer : « une sculpture, un point de vue ». La sculpture est alors une figure géométrique plane (droite, courbe, trame, etc.) que l’on ne distingue parfaite et donc plane que d’un seul point de vue.

L’unique raison d’être de tous les autres points de vue est de montrer leurs imperfections : la complexité confuse de la fragmentation et du relief opposée à la perfection de la continuité et du plan.

Ces « sculptures à un point de vue » refusent évidemment les trois dimensions. Elles en tolèrent quelquefois deux comme : Adhésif 0° -90° de 1971 et Parallèles 0° de 1973, ou seulement une comme Adhésif 45° de 1981 et Masque King Tape de 1985. En poussant plus loin un raisonnement spécieux fondé sur les principes d’une géométrie « parallèle » ou si l’on veut, « douce », on arrive au concept d’une sculpture sans point de vue et donc sans dimension : par exemple l’Arc de cercle brisé de 1954, où l’on ne peut visuellement reconstituer la courbe d’origine et qu’il est donc inutile de regarder.

Enfin on arrive à une catégorie à part dont fait partie mon Hommage aux tilleuls et à Rodin : « les sculptures à point de vue universel ».

Cette œuvre présente sur sa « sellette » traditionnelle une sculpture à deux dimensions : un plan horizontal infini accompagné à titre d’exemple de quatre jalons. Ces quatre jalons sont représentés par quatre carrés semblables au plateau de la sellette. Ils enserrent les troncs des quatre arbres les plus éloignés. Un autre sculpteur, Christophe Morellet, avait eu avant moi l’idée d’indiquer un plan en entourant des cyprès d’anneaux en béton. Cette paternité inversée méritait d’être signalée. Ici, on le comprend, l’important ne se trouve ni dans la sellette ni dans les jalons, mais dans le plan horizontal qui dépasse les limites du musée Rodin et que l’on peut imaginer planant à 35 mètres au-dessus des mers, incisant les collines, traversant les montagnes.

Les points de vue favorisés n`existent donc plus. Chacun chez soi est un spectateur privilégié si tant est qu’il possède un peu d’imagination et un altimètre.

J’espère que ce texte aura permis au lecteur d’abandonner bien des points de vue sinon tout au moins de prendre en compte ma parfaite mauvaise foi.

Enfin je ne peux terminer sans dire un grand merci aux tilleuls et à Rodin qui ont (involontairement) supporté mon œuvre.

1. J’ai appris beaucoup plus tard qu’au cours d’un concert, le temps d`attention d’un auditeur moyen ne dépassait pas les 40%. 2. La grande découverte du zapping qui donne son vrai sens à la télévision ne devait apparaître qu’un demi-siècle plus tard. 3. On aura grand intérêt de lire à ce sujet le texte de Daniel Soutif Géométree dimension ou comment la sculpture peut n’être pas ennuyeuse » écrit pour les sixièmes ateliers internationaux des Pays de la Loire, 1989, ainsi que bien évidemment celui écrit pour ce catalogue même 4. Bien que peu de visiteurs du musée Rodin sait qu’ils peuvent, eux aussi, faire tourner certaines sculptures légères présentées sur « sellette ». Il ne m’a pas été possible de savoir depuis quand datait cette étrange et sympathique autorisation. Devrait-on en rendre responsable Rodin lui-même et par là même bouleverser les idées reçues sur les fondateurs de la sculpture cinétique ?

Publié dans Hommage aux Tilleuls et à Rodin : Installation de François Morellet (cat. d’exp.), Paris, Musée Rodin, 1990, n.p.

Sculpture and Its Point of View (1990)

Even as a very young man I felt guilty any time I lost focus, any time I daydreamed, any time I fell asleep in class, at mass, at a concert, 1 at the theater, at the cinema, 2 etc. I tried to hide this inability to train my attention for long intervals behind expressions that I hoped seemed attentive, but which often looked dazed and blank instead. Come to think of it, a certain lingering affection I have for the cinema must be due in part to the darkness of the screening rooms, which rendered these degrading mimicries useless.

At fourteen, conscious of the limitations created by my infirmity, and of the large number of my peers who suffered from it as well, I chose to become a modern painter.

Indeed, contemporary painting, real contemporary painting, free of representation, free of message, is the only art that can unite modernity with a minimum of courtesy toward those who suffer from a deficit of attention.

Why are musicians and writers for the most part so discourteous?

Why do they force us to give them hours of listening or reading in order to prove their genius? Innumerable years of my young life were wasted on these discourteous geniuses!

I remember, for example, the terrible year of 1943, when I spent three trimesters in school with Racine and two Sunday afternoons with Claudel and Wagner.

In the time it takes to listen to an opera overture or read the preface of a novel, it is possible (at least for me) to comfortably take in a complete retrospective of this or that great painter of our century.

I myself feel a certain discomfort when a visitor stops for too long in front of one of my works. And I understood J. R. Soto quite well when he told me how he was interested, even influenced, by Malevich. And this without having to see a retrospective, a painting, or even a reproduction. No, merely by listening to a simple sentence describing the black square.

Yes, the painting I do requires a minimum of attention time. Ideally, each of my paintings would constitute a different response to the question: How to do (or more precisely to decide) as little as possible. Desiring no less that they be perceived as little as possible, I have refused myself the use of certain simplicities that are too rich in ambiguity, such as the exquisite imprecision of the “shoddy” or the depths of the monochromatic void.

But sculpture?

I know: I did not refuse, in 1988, the Grand Prize for Sculpture, and this year I have an exhibit at the Musée Rodin.

In spite of this, I cannot in good faith defend the principle of traditional sculpture, which, not content to merely encumber space, also occupies time by the complexity of its very nature.

How to accept, first of all, this hunt for points of view to which the spectator must submit: that dance around the pedestal, in which the bodies and gazes of visitors cross and collide, each one trying to locate the best point of view (the one they saw in the official photo). 3

And then, as though the complexity of volumes and of lightings were not enough, we may add that of the background, where other sculptures, curtains, furniture, passersby, clouds, and buses go by haphazardly.

I thought, in 1962, that I had found a solution: a system that replaced the spectator’s waltz of hesitation with that of my sculpture (a grid-sphere), which the hand of the viewer could effortlessly turn or stop. 4

But I prefer a more radical solution that may be expressed here: “one sculpture, one point of view.” The sculpture is thus a planar geometric figure (straight line, curve, grid, etc.) that cannot be distinguished as perfect, and thus planar, except from a single point of view.

The sole reason all the other points of view exist is to show their imperfections: the confused complexity of fragmentation and relief, opposed to the perfection of the continuity and the plane.

These “single-point-of-view sculptures” evidently refuse three-dimensionality. They will sometimes tolerate two dimensions, such as in Adhésif 0°, 90° from 1971 and Parallèles 0° from 1973, or only one, as in Adhésif 45° from 1981 and Masque King Tape from 1985. If we further indulge a specious reasoning, based on the principles of a “parallel,” or if you prefer “gentle,” geometry, we arrive at the concept of a sculpture without any point of view, and

thus without any dimension, for instance Arc de cercle brisé from 1954, in which the original curve cannot bereconstituted visually and so is useless to look at.

Finally, we come to a category of its own, which includes my Hommage aux Tilleuls et à Rodin: “universal point-of-view sculptures.”

This work presents, on its traditional “stand,” a sculpture with two dimensions: an infinite horizontal plane, accompanied by four mile markers that serve as models. These four mile markers are represented by four squares similar to the top of the stand. They enclose the trunks of the four farthest trees. Another sculptor, Christophe Morellet, had the idea before me of indicating a plane by surrounding cypress trees with concrete rings. This inverted paternity was worthy of mention. Here, we can see, the important part is neither in the stand nor in the mile markers, but in the horizontal plane that goes beyond the limits of the Musée Rodin and which we can imagine gliding at thirty-five meters above the seas, slicing into the hills, crossing the mountains.

Privileged points of view thus no longer exist. Everyone is a privileged spectator where he stands, so long as he possesses imagination and an altimeter.

I hope this text will have allowed the reader to abandon many points of view, or at least to take the measure of my perfect bad faith.

Finally, I cannot end without a word of great thanks to the linden trees and to Rodin for (involuntarily) supporting my work.

1. I learned much later that over the course of a concert the attention time of the average listener is no greater than forty percent. 2. The great discovery of channel-surfing, which gives television its true meaning, would not appear until half a century later. 3. One would do well to read on this subject the text by Daniel Soutif, Géométree Dimension, or how sculpture can be not boring, written for the Sixi.me ateliers internationaux des Pays de la Loire, 1989, as well as, evidently, the one written for this very catalogue. 4. Although few visitors to the Musée Rodin know that they themselves can turn certain lighter sculptures presented on “stands,” it was not possible for me to find out how far back this strange and generous authorization dates from. Should we ascribe responsibility to Rodin himself and in so doing topple the received wisdom about the founders of Kinetic sculpture?

Translated by Daniel Levin Becker. © Dia Art Foundation. English translation originally published in Béatrice Gross with Stephen Hoban, eds., François Morellet (New York: Dia Art Foundation, 2019), p. 213-214. Originally published as “La sculpture et son point de vue,” in Hommage aux Tilleuls et à Rodin: Installation de François Morellet (Paris: Musée Rodin, 1990), n.p.

Le « mal foutu » et le « moins que rien »1 (1988)

Depuis que les impressionnistes l’ont systématisé, rien n’a plus arrêté la marche triomphale du « mal foutu » 2.

Il exprime pour la grande majorité des amateurs d’art la sensibilité et le génie du XXe siècle.

Il a conquis en grande partie les modernistes, en totalité les post-modernistes.

Il délimite le territoire sacré des Arts Majeurs, cette dernière réserve encore à l’abri des designers, photographes et décorateurs en tous genres.

Il recouvre tous les mouvements : Figurations plus ou moins Libres, Nouvelles ou Sauvages, Abstractions plus ou moins Lyriques, Gestuelles ou Expressionnistes, etc. Tous, sauf quelques mouvements spécialistes du plagiat ou de l’appropriation de modèles « bien foutus » 3 et puis aussi un petit courant marginal qui du Pointillisme à l’Art Conceptuel a recouvert quelques mouvements ou groupes qui, il faut bien le noter, n’ont jamais été des locomotives du marché de l’art comme : le Constructivisme, De Stijl, l’Art Naïf, l’Art Concret, le Hard-Edge, l’Op-art-cinétisme 4, l’Art Minimal 5.

Alors que les adeptes de la main chaude (et sensible) forment un grand agglomérat de tendances diverses, les adeptes de la main froide (et précise) ont ensemble quelques points communs et particulièrement un net penchant pour « le moins que rien » 6, penchant qui n’a fait que se confirmer au cours du siècle 7.

Les « mal foutus » ont bien sûr quelques héros du « moins que rien » 8 mais les super-stars 9 et les mouvements à la mode de ces dix dernières années 10 se trouvent toujours du côté de la profusion.

Non, ce vide précieux, ce joyau fragile du XXe siècle, s’attrape mal avec des mains fébriles (qui sont tellement plus douées par ailleurs pour accommoder les restes des Greco, Rubens,

Rembrandt et autres Van Gogh).

C’est donc en atmosphère stérile, avec les mains froides et un matériel de précision que j’ai réalisé mes dernières œuvres : Paysage-Marine et l’Art-Présentation.

Paysage-Marine 11 s’inscrit dans la grande tradition figurative. Après la pornographie 12, ce sont le paysage et la marine que je tente de ré habiliter 13 (et de neutraliser par la même occasion).

L’Art-Présentation ne représente par contre rien, mais il le présente. Il réhabilite bien sûr la présentation l4, mais aussi et surtout le tableau nu, libre de clous et d’images.

Voilà deux « moins que rien » de plus, deux nouveaux culs-de sac 15, grands ouverts sur la voie royale de l’insignifiance universelle et jubilatoire.

1. Ce texte, véritable et déchirante révision de l’histoire de l’art, est à déconseiller à toute personne ayant une sensibilité artistique et tout particulièrement aux artistes indûment cités ou oubliés. 2. Je désigne par « mal foutu » (terme familier, mais pas vraiment péjoratif) toutes les œuvres d’art dont les traces de fabrication sont volontairement visibles (quand elles ne sont pas elles-mêmes le « sujet » de l’œuvre), par exemple : coups de pinceaux irréguliers, coulures, manques, etc., pour les peintures ou coups de ciseaux irréguliers, empreintes des mains, assemblages grossiers, etc., pour les sculptures. Cela veut dire que le « mal foutu » est par principe imprécis, qu’il affectionne les moyens de fabrication amplifiant les irrégularités du travail manuel et qu’il déteste donc tout outil, principe ou système qui guide, corrige ou remplace la main. Quel plaisir de rappeler à ce propos les merveilleuses et si précises variations de Filliou sur : « Bien fait, pas fait, mal fait ». 3. Comme Dada, le Surréalisme, le Nouveau-Réalisme, le Pop- Art ou l’Hyperréalisme qui, à un moment de leur existence, ont plagié ou se sont appropriés la « grande peinture », l’objet de consommation, la pub, la B.D., la photo, etc. 4. L’Op-art-cinétisme a été peut-être le seul de ces mouvements à jouer dès son début le rôle de locomotive (il l’a bien payé par la suite). 5. Cette énumération n’est bien sûr pas exhaustive ; elle ne mentionne pas, par exemple, des (plus ou moins) groupes comme GRAV, Gruppo N., Gruppo T., B.M.P.T., les artistes utilisant la photographie ou 1’ordinateur et aussi des individualités difficiles à classer dans une école comme (parmi beaucoup d’autres et par « rang d’âge ») : Balla, Brancusi, Léger, Herbin, Arp, Gris, Albers, Taueber-Arp, Strzeminski, Reinhardt, Honegger, Artschwager, Hill, Castellani, Haacke, Mangold, Rüthenbeck, Dekkers, J. P. Raynaud, Brown, Palermo, etc., ni ne mentionne les artistes qui ont fait d’abord du «mal foutu» et ensuite du « bien foutu » comme Mondrian, ou d’abord du « bien foutu » et ensuite du « mal foutu » comme Stella, ou du « mal foutu » et du « bien foutu » en même temps comme Sol Lewitt, ou du « presque bien foutu » tout le temps comme Barnett Newman, etc. 6. « Moins que rien », comme l’a si justement fait remarquer Raymond Devos, c’est « déjà quelque chose », c’est-à-dire juste assez pour qualifier comme telles, par exemple, les « sculptures » de Duchamp, Kosuth ou Lavier ou les « peintures » d’Yves Klein, Ryman ou Toroni. C’est-à-dire des œuvres qui apparaissent si simples qu’elles peuvent donner l’impression de ne contenir qu’une idée, qu’une décision arbitraire, ce qui est bien sûr faux. J’ai, en 1980, calculé (avec un système maison éminemment contestable) que, dans un de mes tableaux de « moins que rien » de 1953, 16 carrés, j’avais en réalité pris onze décisions subjectives (longueur, largeur et épaisseur du tableau, couleur, épaisseur et nombre des lignes, etc.). Chez des peintres à la nature généreuse (Chagall, de Kooning, Schnabel, etc.), on arriverait facilement au million. Chez Mondrian, cela va d’une quarantaine à seulement treize (pour la composition avec deux lignes de 1931). Chez Rutault, grand spécialiste de l’économie de décision et de la participation du collectionneur, il n’est pas rare de n’en trouver que deux. Enfin, avec le champion toute catégorie, Duchamp, on ne dépasse pas une unité pour les ready-made de même que pour sa décision d’arrêter de peindre et l’on peut même rêver que le point 0 a été atteint quand il décida d’arrêter sans avoir encore recommencé. 7. Cette confirmation a pu s’établir en dépit (et au travers), de tous les culs-de-sac qui ont ponctué l’histoire des « moins que rien », culs-de-sac bétonnés de Dada et De Stijl, puis culs-de-sac sans fissure du Minimalisme et de B.M.P.T., enfin culs-de-sac vicieux de l’Art Conceptuel, pour arriver à la floraison actuelle si diverse des Knoebel, Armleder, Charlton, Lavier, Vermeiren, Bourget, Perrodin, Verjux, Halley, Taafe (deux spécimens bien discutés, mais typiques de la flore américaine), etc. Il y a aussi, bien sûr, quelques chausse-trappes le long de cette marche inexorable des « bien foutus » vers « le moins que rien » comme par exemple le piège du trompe-l’œil baroque dans lequel est tombé l’Op-art-cinétisme. 8. Les Fontana, M. Louis, Schoonhoven, Beuys, Twombly, Ryman, Long, etc., qui en fait sont souvent très près de nous « les bien foutus » du « moins que rien ». 9. Les Dubuffet, de Kooning, Pollock, Tinguely, Stella (baroque), Kiefer, Schnabel, etc. 10. Comme les Allemands nouvellement fauves, les Italiens transitoirement avant-gardistes, les Français librement figuratifs et les Américains éclectiquement baroques ou graffitistes. 11. Ces formats standardisés : figure-paysage-marine ont été systématiquement utilisés par Rutault (dans ses « définitions méthodes ») comme des rectangles ready-made dégagés de toute figuration. « En aucun cas le format ne représente ce qui viendra y figurer, il le préfigure. » En revanche, pour moi, peintre hyper-figuratif (occasionnellement convaincu), il n’en est pas de même et le «120 paysage » ne représente pas un rectangle de 114×195 cm mais tous les paysages. 12.Voir et lire La géométrie dans les spasmes, catalogue n°15, Le Consortium, Dijon, 1986. 13. Sans oublier, bien sûr, que Seurat et Mondrian avaient déjà courageusement tiré ce genre des mains des impressionnistes. 14. Sans oublier, entre autres, les cadres de Picabia (la merveilleuse Danse de Saint-Guy !), les socles de Vermeiren et les cadres et socles de Bourget. 15. On peut aussi considérer ces culs-de-sac comme des emplacements rêvés pour les pique-niqueurs géniaux et branchés (lire « Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique », catalogue Morellet, Cholet,1971).

Publié dans François Morellet (cat. d’exp.), Paris, Galerie Liliane et Michel Durand-Dessert – Dunkerque, École régionale des beaux-arts, 1988, pp. 22-23, pp. 22-23

The “Shoddy” and the “Less-Than-Zero” 1 (1988)

Ever since it was systematized by the Impressionists, nothing has been able to halt the triumphal march of the “shoddy.”2

It expresses, for the great majority of art lovers, the sensibility and the genius of the twentieth century.

It has conquered most of the modernists and all the postmodernists.

It delineates the sacred territory of the Major Arts, that last bastion of refuge from designers, photographers, and decorators of all stripes.

It encompasses all movements: Figurations more or less Free, New, or Wild; Abstractions more or less Lyrical, Gestural, or Expressionistic, etc. All of them, besides a few movements, specialized in plagiarism or appropriation of “shipshape” 3 models as well as a small marginal current, running from Pointillism to Conceptual art, which has covered a handful of movements or groups that, it must be noted, have never been driving forces in the art market, such as Constructivism, De Stijl, Naive art, Concrete art, Hard-Edge painting, Kinetic Op art, 4 Minimal art. 5

While the adepts of the hot hand (and the sensitive one) form a great agglomeration of various trends, the adepts of the cold hand (and the precise one) have certain points in common, in particular a strong penchant for the “less-than-zero,” 6 a penchant that has only been confirmed over the course of the century. 7

The “shoddy” have some heroes among the “less-than-zero,” certainly, 8 but the superstars 9 and fashionable movements of the last ten years 10 always find themselves on the side of abundance.

No, this precious void, this fragile jewel of the twentieth century, fares poorly in feverish hands (which are so much better disposed, in any case, to make do with the leftovers of El Greco, Rubens, Rembrandt, and other Van Gogh).

It was thus in a sterile atmosphere, with cold hands and precision equipment, that I created my latest works: Paysage-Marine and Art-Présentation.

Paysage-Marine 11 is inscribed in the great figurative tradition. After pornography, 12 it is landscape and seascape that I am attempting to rehabilitate13 (and neutralize in the process).

Art-Présentation, on the other hand, represents nothing, but it also presents it. To be sure, it rehabilitates presentation, 14 but also and above all the naked canvas, free of nails and images. 

And there you have two more “less-than-zeros,” two new culs-de-sac, 15 wide open onto the royal route of universal and jubilant insignificance.

1 This text, a true and heartrending revision of the history of art, is not recommended for persons with an artistic sensibility, and particularly not for any artists unduly cited or neglected. 2 By “shoddy” (a colloquial term but not really a pejorative one), I mean all works of art the traces of whose fabrication are intentionally visible (when they are not themselves the “subject” of the work), such as irregular brushstrokes, paint drips, gaps, etc., for paintings, or irregular scissor marks, handprints, awkward assemblages, etc., for sculptures. Which means that “the shoddy” is imprecise as a matter of principle, that it cherishes means of fabrication that amplify the irregularities of manual work, and that it thus abhors any tool, principle, or system that guides, corrects, or replaces the hand. What a pleasure it is to recall, on this note, Filliou’s wonderful and utterly true variations on “well done, not done, poorly done.” 3 Like Dada, Surrealism, Nouveau Réalisme, Pop art, or Hyperrealism, which all, at one moment or another in their existence, plagiarized or appropriated “great painting,” consumer objects, ads, comics, photography, etc. 4 Kinetic Op art was perhaps the only one of these movements to be a market force since its inception (for which it would later pay dearly). 5 This enumeration is far from exhaustive, of course: it does not mention, for instance, (more or less unified) groups such as GRAV, Gruppo N, Gruppo T, B.M.P. T., artists using photography or computers, and also individuals difficult to classify in a given school, such as (among many others, and cited here by “age group”) Balla, Brancusi, L.ger, Herbin, Arp, Gris, Albers, Taeuber-Arp, Strzemiński, Reinhardt, Honegger, Artschwager, Hill, Castellani, Haacke, Mangold, Ruthenbeck, Dekkers, J. P. Raynaud, Brown, Palermo, etc., nor does it mention artists who first made “shoddy” work and then went on to make “shipshape” work, like Mondrian, or first “shipshape” work and then “shoddy” work, like Stella, or “shoddy” work and “shipshape” work at the same time, like Sol LeWitt, or “almost shipshape” work all the time, like Barnett Newman, etc. 6 “Less-thanzero,” as Raymond Devos has so justly noted, is “at least something,” which is to say just enough to qualify as such: for instance the “sculptures” of Duchamp, Kosuth, or Lavier, or the “paintings” of Yves Klein, Ryman, or Toroni. That is, works that appear so simple that they may give the impression of containing nothing more than one idea or one arbitrary decision, which is of course false. In 1980 I calculated (using an eminently contestable homemade system) that, in one of my “less-than-zero” paintings from 1953, 16 carr.s, I had in reality made eleven subjective decisions (length, width, and depth of the painting; color, thickness, and number of lines, etc.). For some painters with generous natures (Chagall, De Kooning, Schnabel, etc.), the tally would extend easily into the millions. For Mondrian, it goes from fortysomething to only thirteen (for his two-line composition from 1931). For Rutault, a great specialist in the economy of decision-making and in eliciting collector participation, it is not rare to find only two. Finally, for the all-category champion, Duchamp, we get no further than a single decision for the ready-mades as well as for his decision to stop painting; one can even imagine that he attained zero at the moment that he decided to stop without having begun again. 7 This confirmation can be observed in spite of (and by way of) all the culs-de-sac that have punctuated the history of the “less-than-zero,” from the rock-solid culs-de-sac of Dada and De Stijl to the fissure-free culs-de-sac of Minimalism and of B.M.P. T., and finally to the vicious culs-de-sac of Conceptual art, to arrive at the current and quite diverse blossoming of Knoebel, Armleder, Charlton, Lavier, Vermeiren, Bourget, Perrodin, Verjux, Halley, Taaffe (two oft-debated specimens that are nonetheless typical of the American species), etc. There are also, of course, certain pitfalls along the inexorable progression from the “shipshape” to the “less-than-zero,” such as for instance the pit of Baroque trompe l’oeil into which Kinetic Op art fell. 8 The Fontanas, M. Louis, Schoonhoven, Beuys, Twombly, Ryman, Long, etc., who in fact are often close to those of us who constitute the “shipshape” of the “lessthan- zero.” 9 The Dubuffets, De Kooning, Pollock, Tinguely, Stella (Baroque era), Kiefer, Schnabel, etc. 10 Like the newly Fauvist Germans, the ephemerally avant-garde Italians, the freely figurative French, and the eclectically Baroque or graffitist Americans. 11 These standardized formats—figure, landscape, seascape—were used systematically by Rutault (in his “definition/method”) as ready-made rectangles cleared of all figuration. “In no case does the format represent that which will appear there; it prefigures it.” On the other hand, for me, hyper-figurative painter (occasionally with conviction), it is not the same, and the “120 landscape” represents not a 114 x 195 cm rectangle but all landscapes. 12 See and read La g.om.trie dans les spasmes, catalogue no. 15 (Le consortium, Dijon, 1986). 13 Not to forget, of course, that Seurat and Mondrian had already courageously wrested this genre from the hands of the Impressionists. 14 Not to forget, among others, Picabia’s frames (the marvelous Danse de Saint-Guy!), Vermeiren’s pedestals, and Bourget’s frames and pedestals. 15 We may also consider these culs-de-sac to be the ideal spaces for brilliant and savvy picnickers (read “Du spectateur au spectateur ou l’art d.baller son pique-nique,” Morellet [Cholet, 1971] ).

Translated by Daniel Levin Becker. © Dia Art Foundation. English translation originally published in Béatrice Gross with Stephen Hoban, eds., François Morellet (New York: Dia Art Foundation, 2019), p. 212-213. Originally published as “Le ‘mal foutu’ et le ‘moins que rien’” in François Morellet (Paris: Galerie Liliane et Michel Durand- Dessert; Dunkerque, France: Ecole régionale des beaux-arts, 1988), pp. 22–23.